Le Sorcier du Saguenay
Dans la région du Saguenay les paysages sont grandioses : la rivière coule dans des fjords et côtoie d’énormes caps couverts de forêts. Cette rivière a inspiré bien des récits et parfois, le réel s’y mêle à la légende.
Cette histoire a été imaginé par Maxine, une femme écrivain de Québec qui fut un prolifique auteur, surtout de romans historiques pour les jeunes, autour de 1920. Elle donne ici une origine légendaire aux deux caps majestueux qui surplombent le Saguenay : le cap Trinité et le cap Éternité.
Plusieurs centaines d’années avant la découverte du Canada par Jacques Cartier, ce pays était habité par différentes nations et tribus d’Indiens.
Une de ces tribus s’était établie sur les bords du Saint-Laurent, à un endroit où ce fleuve est d’une immense largeur, aux environs de la place qui s’appelle aujourd’hui Tadoussac. Ces Indiens étaient les Montagnais, nation bonne et pacifique, vivant de pêche et de chasse.
Pour prendre le poisson, ils confectionnaient de solides filets, tressant à cette fin de longues herbes marines que leurs doigts habiles savaient rendre solides et durables.
Les grandes forêts leur fournissaient le gibier qu’ils tuaient avec leurs flèches ou qu’ils prenaient dans les pièges ingénieux de leur propre invention. Leurs wigwams étaient placés ensemble, par groupes, pour se donner une protection mutuelle contre les loups. Ces groupes de Wigwams formaient autant de petits villages, peu éloignés les uns des autres.
Les loups n’étaient pas le seul danger qu’avaient à craindre les Montagnais : ils avaient pour ennemis une nation appelée « les Géants ». Ces hommes étaient des colosses ! Quelques-uns avaient huit pieds de hauteur. Ils avaient des figures sournoises, cruelles, et de longues dents pointues. On devinait qu’ils étaient cannibales... Cette nation était établie une quarantaine de milles plus loin.
Aux moments les plus inattendus, ils remontaient le fleuve en bandes, dans leurs canots d’écorce, atterrissaient à peu de distance des établissements montagnais, fonçaient à l’improviste sur ces paisibles Indiens, en tuaient un grand nombre, et retournaient avec des prisonniers dont on n’avait plus jamais de nouvelles.
À l’époque où se passe cette histoire, il y avait chez les Montagnais une jeune fille appelée Sagnah. C’était une orpheline. Son père avait été fait prisonnier par les terribles Géants, et n’était jamais revenu, et sa mère était morte de chagrin.
Sagnah était une favorite dans sa tribu ; chacun aimait à la choyer et à la gâter. C’était une belle et brave enfant, intelligente, pleine de vivacité, parfois un peu trop espiègle, mais d’une grande bonté de cœur.
Elle aimait à jouer avec les autres enfants de la tribu, et pouvait nager, grimper et danser aussi bien qu’eux tous ; mais son grand charme était sa belle voix. Son chant ravissait les Indiens. Ils s’assemblaient parfois sur la grève autour d’un grand feu, faisaient chanter Sagnah et ses notes pures vibraient, claires et harmonieuses, dans l’air du soir.
Lorsque Sagnah eut seize ans, on la fiança à un jeune chef de sa tribu et le mariage devait avoir lieu quelques jours plus tard... mais, tout à coup, dans la nuit, les Géants arrivèrent et firent un affreux carnage !
Une terrible bataille s’engagea et après bien des pertes de vies de part et d’autre, les Géants se virent forcés de prendre la fuite, mais ils emmenaient avec eux plusieurs prisonniers et parmi ceux-ci, la pauvre petite Sagnah !
Pendant la bataille, la jeune fille s’était blottie au fond d’un Wigwam, un tomahawk dans la main, bien résolue à se défendre, mais deux Géants foncèrent dans la cabane, la désarmèrent, et l’emportèrent comme si elle eût été un petit enfant...
Impuissante à se défendre, Sagnah ne perdit cependant pas courage. Sa principale inquiétude était son fiancé, le jeune chef qu’elle devait épouser dans si peu de jours... Était-il, lui aussi, prisonnier ?
Au premier arrêt, on la mit par terre et on lui lia les bras et les jambes. Les autres prisonniers, solidement ligotés, n’étaient pas très éloignés, et elle pouvait les distinguer parfaitement ; son fiancé n’était pas parmi eux.
« Alors, se dit-elle, il va vouloir venir à mon secours et se fera sûrement tuer. Ah ! Si je pouvais lui envoyer un message ! »
À ce moment, sur un arbre, tout près d’elle, un pic, cramponné à l’écorce, frappait le tronc de son bec noir et agitait un peu les ailes, comme pour attirer l’attention.
- Petit oiseau, lui dit-elle, que ne peux-tu voler vers mon fiancé !
À sa grande surprise, l’oiseau se rapprocha et lui dit :
- Donne-moi ton message !
- Comment ? Tu parles, toi ? s’écria Sagnah.
- Oui. Hâte-toi !
- Vole vers mon fiancé, le jeune chef. Dis-lui de ne pas chercher à me suivre. Ma seule chance de m’évader sera la ruse ! Dis-lui d’être aux aguets et d’attendre... Vole, petit oiseau, vole ! L’oiseau s’envola à tire-d’aile, et Sagnah se sentit un peu plus d’espoir au cœur.
« Cet oiseau doit appartenir à quelque fée ou à quelque sorcier ! » se dit-elle.
Au bout de quelque temps, les ennemis reprirent leur route. Elle fut ramassée comme un paquet, jetée sur l’épaule d’un des gros Géants, et emmenée vers les canots qu’ils allaient reprendre pour retourner dans leur pays. Elle ne résista pas, ferma les yeux, et feignit d’être endormie ou sans connaissance...
Après de longues heures, ils arrivèrent enfin au camp des Géants. Les femmes et les enfants de la tribu les reçurent avec des cris de joie. Armés de branches et de bâtons, ils se ruaient vers les prisonniers pour les frapper.
- Qu’on ne touche pas à celle-ci ! cria la Géant qui avait amené Sagnah.
C’était (elle l’apprit plus tard) un des chefs de la tribu, un des quatre frères qui gouvernaient la nation.
- Amenez-la, continua-t-il, dans un wigwam spécial. Je la réserve pour la grande fête qui aura lieu pour célébrer notre visite chez les Montagnais. Quant aux autres prisonniers, je vous les donnerai bientôt pour les faire cuire et les manger... dans huit ou dix jours au plus.
Sagnah frémit... Ainsi, c’était là le sort affreux qu’avait eu son père ! Et c'était celui qu'on lui réservait ? Non ! Cent fois non ! Il fallait, à tout prix, empêcher cette fin atroce ! Sachant qu’elle avait quelque temps de répit, elle résolut de déjouer par la ruse les plans de ses terribles geôliers.
Épuisée, Sagnah, s’endormit. Après un long et lourd sommeil, elle se réveilla au fond d’un wigwam. Deux vieilles Indiennes étaient là, en gardiennes, auprès d’elle.
- Bonjour ! dit Sagnah, avec son plus charmant sourire.
- Où donc te crois-tu, petite sotte, pour avoir ce sourire sur les lèvres ?
- Je n’en sais rien, mais je crois que c’est peut-être le camp de quelque Géant. Un grand combat a eu lieu entre ma tribu et les Géants, et ces derniers m’ont prise et amenée ici.
- Et que penses-tu qu’ils veulent faire de toi ?
- Je ne sais pas, répondit, Sagnah, toujours souriante, mais j’espère bien qu’on va me donner à manger... j'ai une faim terrible !
- Manger ? Sans doute, tu vas manger, encore manger, et encore et encore manger !
- Pourquoi tant manger ? demanda Sagnah en riant.
- Parce que tu es trop mince, trop maigre ! dit la vieille avec un ricanement.
Au bout de quelque temps, on lui apporta de la nourriture.
- Je vous en prie ! dit-elle, déliez-moi les mains afin que je puisse manger, et les pieds aussi, de grâce ! Je ne chercherai sûrement pas à me sauver entourée, comme je suis, de Géants !
À ce moment, le chef entra et les gardiennes lui demandèrent si elles pouvaient délier la prisonnière, et il consentit en grommelant.